II

LA REINE BLESSÉE

Le carreau de velours rouge sur lequel la reine Isabelle posait ses pieds étroits était usé jusqu’à la trame ; les glands d’or, aux quatre coins, étaient ternis ; les lis de France et les lions d’Angleterre, brodés sur le tissu, s’effilochaient. Mais à quoi bon changer ce coussin, en commander un autre, puisque le neuf, aussitôt qu’apparu, passerait sous les souliers brodés de perles de Hugh Le Despenser, l’amant du roi ! La reine regardait ce vieux coussin qui avait traîné sur le pavement de tous les châteaux du royaume, une saison en Dorset, une autre en Norfolk, l’hiver dans le Warwick, et cet été en Yorkshire, sans qu’on demeurât jamais plus de trois jours à la même place. Le 1er août, voici moins d’une semaine, la cour était à Cowick ; hier, on s’était arrêté à Eserick ; aujourd’hui on campait, plutôt qu’on ne logeait, au prieuré de Kirkham ; après-demain, on repartirait pour Lockton, pour Pickering. Les quelques tapisseries poussiéreuses, la vaisselle bosselée, les robes fatiguées qui constituaient l’équipement de voyage de la reine Isabelle, seraient à nouveau tassées dans les meubles-coffres ; on démonterait le lit à courtines pour le remonter ailleurs, ce lit si fatigué d’avoir été trop transporté qu’il menaçait de s’écrouler, et où la reine faisait dormir avec elle, parfois, sa dame de parage, lady Jeanne Mortimer, et, parfois, son fils aîné, le prince Édouard, par crainte, si elle restait seule, d’être assassinée. Les Despensers n’oseraient tout de même pas la poignarder sous les yeux du prince héritier… Et la promenade reprenait à travers le royaume, ses campagnes vertes et ses châteaux tristes.

Édouard II voulait se faire connaître de ses moindres vassaux ; il imaginait leur rendre honneur en descendant chez eux, et s’acquérir, par quelques paroles amicales, leur fidélité contre les Écossais ou contre le parti gallois. En vérité, il eût gagné à moins se montrer. Un désordre veule accompagnait ses pas ; sa légèreté pour parler des affaires du gouvernement, qu’il pensait être une attitude de détachement souverain, heurtait fort les seigneurs, abbés et notables, venus lui exposer les problèmes locaux ; l’intimité qu’il affichait avec son tout-puissant chambellan dont il caressait la main en plein conseil ou pendant la messe, ses rires aigus, les libéralités dont bénéficiaient soudain un petit clerc ou un jeune palefrenier éberlué, confirmaient les récits scandaleux qui circulaient jusqu’au fond des provinces où les maris trompaient leurs épouses, tout comme ailleurs, certes, mais avec des femmes ; et ce qui se chuchotait avant sa venue se disait à voix haute après qu’il fut passé. Il suffisait que ce bel homme à barbe blonde mais à l’âme molle apparût, couronne en tête, pour que s’effondrât tout le prestige de la majesté royale. Et les courtisans avides qui l’entouraient achevaient de le faire haïr.

Inutile, impuissante, la reine assistait à cette ambulante déchéance. Des sentiments contraires la divisaient ; d’une part, sa nature vraiment royale, marquée par l’atavisme capétien, s’irritait, s’indignait, souffrait de cette dégradation continue de l’autorité souveraine ; mais en même temps l’épouse lésée, blessée, menacée, se réjouissait secrètement à chaque nouvel ennemi que se créait le roi. Elle ne comprenait pas qu’elle eût pu aimer, naguère, ou se forcer d’aimer, un être à ce point méprisable, et qui la traitait de façon si odieuse. Pourquoi l’obligeait-on de participer à ces voyages, pourquoi la montrait-on, reine bafouée, à tout le royaume ? Le roi et son favori pensaient-ils duper personne, et donner à leur liaison un aspect innocent, du fait de sa présence ? Ou bien voulaient-ils la garder sous surveillance ? Comme elle eût préféré demeurer à Londres ou à Windsor, ou même dans l’un des châteaux dont on lui avait théoriquement fait don, pour y attendre un retour du sort ou simplement la vieillesse ! Et comme elle regrettait surtout que Thomas de Lancastre et Roger Mortimer de Wigmore, ces grands barons vraiment hommes, n’aient pas, l’autre année, réussi leur révolte…

Elle leva vers le comte de Bouville, envoyé de la cour de France, ses admirables yeux bleus, et dit assez bas :

— Depuis un mois, vous assistez à ma vie, messire Hugues. Je ne vous demande même point d’en conter les misères à mon frère, ni à mon oncle Valois. Voici quatre rois qui se succèdent au trône de France : mon père le roi Philippe, qui me maria pour l’intérêt de la couronne…

— Que Dieu garde son âme, Madame, que Dieu la garde ! dit avec conviction, mais sans élever le ton, le gros Bouville. Il n’est homme au monde que j’aie plus aimé, ni servi avec plus de joie.

— … puis mon frère Louis, qui resta peu de mois au trône, puis mon frère Philippe avec lequel je n’avais que petite entente mais qui ne manquait pas de sagesse…

Le visage de Bouville se renfrogna un peu comme chaque fois qu’on parlait devant lui du roi Philippe le Long.

— … enfin mon frère Charles qui règne présentement, poursuivit la reine. Tous ont été avertis de mon état, et ils n’ont rien pu faire, ou rien voulu faire. L’Angleterre n’intéresse les rois de France qu’autant qu’il s’agit de l’Aquitaine. Une princesse de France sur le trône anglais, parce qu’elle devient du même coup duchesse d’Aquitaine, leur est un gage de paix. Et si la Guyenne est calme, peu leur chaut que leur fille ou leur sœur, au-delà de la mer, meure de honte et de délaissement. Dites-le, ne le dites point, cela sera tout égal. Mais les jours que vous avez passés près de moi m’ont été doux, car j’ai pu parler devant un ami. Et vous avez vu combien j’en ai peu. Sans ma chère Lady Jeanne, qui met beaucoup de constance à partager mon malheur, je n’en aurais même aucun.

Pour prononcer ces derniers mots, la reine s’était tournée vers sa dame de parage assise à côté d’elle, Jeanne Mortimer, petite-nièce du fameux sénéchal de Joinville, une grande femme de trente-sept ans aux traits réguliers, au visage ouvert, aux mains nettes.

— Madame, répondit Lady Jeanne, vous faites plus pour soutenir mon courage que je ne fais pour accroître le vôtre. Et vous avez pris de gros risques à me conserver à vos côtés depuis que mon époux est en geôle.

Les trois interlocuteurs continuèrent de s’entretenir à mi-voix, car le chuchotement, la conversation en aparté, étaient devenus une nécessaire habitude dans cette cour où l’on n’était jamais seul et où la reine vivait environnée de malveillances.

En ce moment présent, trois chambrières, dans un coin de la pièce, brodaient une courtepointe destinée à Lady Aliénor Le Despenser, la femme du favori, laquelle, près d’une fenêtre ouverte, jouait aux échecs avec le prince héritier. Un peu plus loin, le second fils de la reine, qui avait atteint ses sept ans depuis trois semaines, se fabriquait un arc avec une baguette de coudrier ; et les deux petites filles, Isabelle et Jeanne, cinq et deux ans, assises sur le sol, s’amusaient à manier des poupées de chiffon.

Tout en poussant les pièces sur l’échiquier d’ivoire, la Despenser ne cessait d’épier la reine et s’efforçait de surprendre ses propos. Le front lisse mais étonnamment étroit, les yeux ardents et rapprochés, la lippe ironique, cette femme, sans être vraiment disgracieuse, était marquée de la laideur qui vient d’une mauvaise âme. Descendante de la famille de Clare, elle avait suivi une assez étrange carrière puisque, belle-sœur de l’ancien amant du roi, le chevalier de Gaveston, exécuté onze ans plus tôt, en 1312, par les barons révoltés, elle était l’épouse de l’amant actuel. Elle trouvait une délectation morbide à servir les amours masculines pour satisfaire ses appétits d’argent comme ses ambitions de puissance. En plus elle était sotte : elle allait perdre sa partie d’échecs pour le seul plaisir de lancer, sur un ton de provocation :

— Échec à la reine… échec à la reine !

Le prince héritier, Édouard, enfant de onze ans au visage fin et allongé, de nature secrète plutôt que timide, et qui tenait presque toujours les yeux baissés, profitait des moindres fautes de sa partenaire et s’appliquait à vaincre.

La brise d’août envoyait par la fenêtre étroite, au cintre rond, des bouffées de poussière chaude ; mais quand le soleil tout à l’heure aurait disparu, une fraîcheur humide s’installerait à nouveau entre les murs épais et sombres du vieux prieuré de Kirkham.

Des bruits de voix nombreuses venaient de la grand-salle du chapitre où le roi tenait son Conseil ambulant.

— Madame, poursuivait le comte de Bouville, je vous consacrerais volontiers tous les jours qui me restent à vivre s’ils pouvaient vous être de quelque service. J’y aurais plaisir, je vous l’assure. Que me reste-t-il à faire en ce bas monde depuis que je suis veuf, sinon employer mes forces à servir les descendants du roi qui fut mon bienfaiteur ? Et c’est près de vous, Madame, que je me retrouve le plus auprès de lui. Vous avez toute sa force d’âme et ses manières de parler, quand il voulait bien le faire, et toute sa beauté, inaccessible au temps. Quand il fut frappé de mort, à quarante-six ans, c’est à peine s’il en paraissait plus de trente. Vous serez ainsi. Dirait-on que vous avez eu ces quatre enfants…

Un sourire éclaira les traits de la reine. Il lui était bon, entourée de tant de haines, de voir un dévouement s’offrir à elle ; il lui était doux, humiliée comme elle l’était dans ses sentiments de femme, d’entendre louer sa beauté, même si le compliment venait d’un gros homme grisonnant aux yeux de vieux chien fidèle.

— J’ai trente et un ans déjà, dit-elle, dont quinze se sont passés de la façon que vous voyez. Cela ne se marque peut-être pas au visage ; mais c’est l’âme qui porte les rides… Moi aussi, Bouville, je vous garderais volontiers près de moi, s’il était possible.

— Hélas, Madame ! Je vois ma mission finir, et sans grand succès. Le roi Édouard me l’a déjà fait entendre, par deux fois, en feignant de s’étonner, puisqu’il avait livré le Lombard au Parlement du roi de France, que je fusse encore là.

Car le prétexte officiel à l’ambassade de Bouville était la demande d’extradition d’un certain Thomas Henry, membre de l’importante compagnie des Scali, de Florence. Ce banquier, ayant affermé certaines terres de la couronne de France, en avait touché les revenus considérables mais sans payer jamais ce qu’il devait au Trésor, et finalement avait fui en Angleterre. L’affaire était sérieuse certes, mais elle aurait fort bien pu se régler par lettre, ou par l’envoi d’un maître des requêtes, sans exiger le déplacement d’un ancien grand chambellan qui siégeait au Conseil étroit. En vérité, Bouville avait été chargé de renouer une autre négociation, plus difficile.

Monseigneur Charles de Valois, oncle du roi de France et de la reine Isabelle, s’était mis en tête, l’année précédente, de marier l’une de ses dernières filles, Marie, au prince Édouard, héritier d’Angleterre. Monseigneur de Valois – qui donc pouvait l’ignorer en Europe ? – était père de sept filles dont l’établissement avait toujours été pour lui l’objet de graves soucis. Ses sept filles lui venaient de trois mariages différents, Monseigneur Charles ayant eu, au cours de son existence agitée, l’infortune de rester deux fois veuf.

Il fallait avoir la cervelle claire pour ne point se perdre dans la confusion de cette descendance, et savoir, par exemple, lorsqu’on parlait de Madame Jeanne de Valois, s’il s’agissait de la comtesse de Hainaut ou bien de la comtesse de Beaumont, c’est-à-dire de la femme, depuis cinq ans, de Monseigneur Robert d’Artois. Car deux des filles, pour tout aider, portaient le même nom. Quant à Catherine, héritière du trône fantôme de Constantinople, et qui était du second lit, elle se trouvait avoir épousé en la personne de Philippe de Tarente, prince d’Achaïe, un frère aîné de la première femme de son père. Un vrai casse-tête !

À présent, c’était la première-née de son troisième mariage que Monseigneur Charles proposait à son petit-neveu d’Angleterre.

Monseigneur de Valois, au début de l’année, avait envoyé une mission composée du comte Henry de Sully, de Raoul Sevain de Jouy et de Robert Bertrand, dit « le chevalier au Vert Lion ». Ces ambassadeurs, pour acquérir les faveurs du roi Édouard II, l’avaient accompagné dans une expédition contre les Écossais ; mais voici qu’à la bataille de Blackmore les Anglais s’étaient enfuis, laissant les ambassadeurs français tomber aux mains de l’ennemi. On avait dû négocier leur délivrance, payer leur rançon ; quand enfin, après tant de désagréables aventures, ils s’étaient trouvés relâchés, Édouard leur avait répondu, de manière dilatoire, évasive, que le mariage de son fils ne pouvait être décidé si vite, que la question était de trop grande importance pour qu’il en tranchât sans l’avis de son Parlement, que le Parlement d’ailleurs serait réuni en juin pour en discuter. Il voulait lier cette affaire à l’hommage qu’il devait rendre au roi de France pour le duché d’Aquitaine… Et puis le Parlement convoqué n’avait même pas été saisi de la question[12].

Aussi Monseigneur de Valois, impatient, s’était-il servi de la première occasion pour dépêcher le comte de Bouville dont le dévouement à la famille capétienne ne pouvait être mis en doute et qui, à défaut de génie, possédait une bonne expérience de cette sorte de missions. Bouville avait négocié naguère, à Naples, et déjà sur les instructions de Valois, le second mariage de Louis X avec Clémence de Hongrie ; il avait été curateur au ventre de cette reine, après la mort du Hutin. Mais de cette période-là, il aimait peu parler. Il avait également accompli diverses démarches en Avignon, auprès du Saint-Siège ; et sa mémoire était sans défaillance pour tout ce qui touchait aux liens de familles, à l’entrelacs infiniment compliqué des alliances dans les maisons royales. Le bon Bouville se sentait fort dépité de revenir cette fois les mains vides.

— Monseigneur de Valois, dit-il, va se mettre en grand courroux, lui qui avait déjà demandé dispense au Saint-Père pour ce mariage…

— J’ai fait ce que j’ai pu, Bouville, dit la reine, et vous avez dû juger à cela de l’importance qu’on m’accorde. Mais j’en éprouve moins de regret que vous ; je ne souhaite guère à une autre princesse de ma famille de connaître ce que je connais ici.

— Madame, répondit Bouville en baissant davantage la voix, doutez-vous de votre fils ? Il semble avoir pris de vous plutôt que de son père, grâces au Ciel !… Je vous revois au même âge, dans le jardin du palais de la Cité, ou bien à Fontainebleau…

Il fut interrompu. La porte s’était ouverte pour livrer passage au roi d’Angleterre. Celui-ci entra d’un grand pas pressé, la tête rejetée en arrière, et caressant sa barbe blonde d’un geste nerveux qui était chez lui signe d’irritation. Ses conseillers habituels le suivaient, c’est-à-dire les deux Le Despenser, père et fils, le chancelier Baldock, le comte d’Arundel et l’évêque d’Exeter. Les deux demi-frères du roi, les comtes de Kent et de Norfolk, jeunes hommes qui avaient du sang de France puisque leur mère était la propre sœur de Philippe le Bel, faisaient partie de cette suite, mais comme à contrecœur ; il en était de même pour Henry de Leicester, personnage court et carré, aux gros yeux clairs à fleur de visage, surnommé Tors-Col, à cause d’une difformité de la nuque et des épaules qui lui faisait tenir la tête complètement de travers et posait de difficiles problèmes aux armuriers chargés de forger ses cuirasses. On voyait encore, se pressant dans l’embrasure, quelques ecclésiastiques et dignitaires locaux.

— Savez-vous la nouvelle, Madame ? s’écria le roi Édouard s’adressant à la reine. Elle va certes vous contenter. Votre Mortimer s’est échappé de la Tour.

Lady Le Despenser sursauta devant l’échiquier et fit entendre une exclamation indignée comme si l’évasion du baron de Wigmore était pour elle une insulte personnelle.

La reine Isabelle n’avait pas bougé, ni d’attitude ni d’expression ; ses paupières simplement battirent un peu plus vite devant ses beaux yeux bleus, et sa main chercha furtivement, le long des plis de sa robe, la main de Lady Mortimer, comme pour inciter celle-ci à la force et au calme. Le gros Bouville s’était levé et se tenait en retrait, se sentant de trop dans cette affaire qui regardait uniquement la couronne anglaise.

— Ce n’est pas « mon » Mortimer, Sire, répondit la reine. Le Lord de Wigmore est votre sujet davantage, je crois, qu’il n’est le mien, et je ne suis pas comptable des actes de vos barons. Vous teniez celui-ci en geôle ; il a cherché à s’enfuir, c’est la loi commune.

— Ah ! Vous avouez bien par là que vous l’approuvez. Mais laissez donc paraître votre joie, Madame ! Du temps que ce Mortimer daignait se montrer à ma cour vous n’aviez d’yeux que pour lui, vous ne cessiez de vanter ses mérites, et toutes ses félonies à mon endroit, vous les mettiez au compte de sa noblesse d’âme.

— Mais n’est-ce pas vous-même, Sire mon époux, qui m’avez appris à l’aimer, du temps qu’il conquérait, à votre place et au péril de ses jours, le royaume d’Irlande… que vous avez, il semble, grand-peine à tenir sans lui. Était-ce là félonie[13] ?

Un instant démonté par cette attaque, Edouard lança vers sa femme un regard méchant et ne sut que répondre :

— Eh bien, à présent il court, votre ami, il court, et vers votre pays sans doute !

Le roi, tout en parlant, marchait à travers la pièce, pour libérer une agitation inutile. Les bijoux accrochés sur ses vêtements tressautaient à chacun de ses pas. Et les assistants tournaient la tête de droite à gauche, comme à une partie de longue paume, pour suivre son déplacement. Un fort bel homme, certes, le roi Edouard, musclé, alerte, souple, et dont le corps, entretenu par les exercices et les jeux, résistait à l’empâtement de la quarantaine toute proche ; une constitution d’athlète. Mais à l’observer avec plus d’attention, on était frappé par le manque de rides au front, comme si les soucis du pouvoir n’avaient pu s’y inscrire, par les poches qui commençaient à se former sous les yeux, par le dessin effacé de la narine, par la forme allongée du menton sous la barbe légère et frisée, non pas un menton énergique, autoritaire, ni même vraiment sensuel, mais simplement trop grand, tombant trop bas. Il y avait vingt fois plus de volonté dans le petit menton de la reine que dans cette mâchoire ovoïde dont la barbe soyeuse ne parvenait pas à couvrir la faiblesse. La main était molle qui glissait sur le visage, tournoyait en l’air, sans raison, revenait tirer sur une perle cousue aux broderies de la cotte. La voix, qui se voulait, qui se croyait impérieuse, ne donnait d’autre impression que de manquer de contrôle. Le dos, un dos large pourtant, avait de déplaisantes ondulations depuis la nuque jusqu’aux reins, comme si l’épine dorsale eût manqué de solidité. Édouard ne pardonnait pas à sa femme de lui avoir un jour conseillé d’éviter d’offrir le dos aux regards, s’il voulait inspirer le respect à ses barons. Le genou était bien net, la jambe belle ; c’était même là ce que possédait de mieux cet homme si peu fait pour sa charge, et sur lequel une couronne était tombée par une vraie mégarde du sort.

— N’ai-je pas assez de tracas, n’ai-je pas assez de tourments ? continuait-il. Les Écossais menacent sans cesse mes frontières, envahissent mon royaume ; et quand je les affronte en bataille, mes armées s’enfuient. Et comment pourrais-je les vaincre lorsque mes évêques s’entendent pour traiter avec eux, sans mon accord, lorsque j’ai tant de traîtres parmi mes vassaux, et que mes barons des Marches lèvent des troupes contre moi en s’obstinant à prétendre qu’ils ne tiennent leurs terres que de leur épée, alors que depuis beau temps, depuis vingt-cinq années, l’oublie-t-on, il en a été jugé et réglé autrement par le roi Édouard mon père ! Mais on a vu à Shrewsbury, on a vu à Boroughbridge, on a vu ce qu’il en coûtait de se rebeller contre moi, n’est-ce pas, Leicester ?

Henry de Leicester hocha sa grosse tête inclinée sur l’épaule. La manière était peu courtoise de lui rappeler la mort de son frère Thomas de Lancastre, décapité seize mois auparavant, en même temps que vingt autres grands seigneurs étaient pendus.

— On a vu en effet, Sire mon époux, que les seules batailles que vous pouviez gagner étaient contre vos propres barons, dit Isabelle. À nouveau, Edouard lui jeta un regard haineux. « Quel courage, pensait Bouville, quel courage a cette noble reine ! »

— Et il n’est point juste tout à fait, poursuivit-elle, de dire qu’ils se sont opposés à vous pour le droit de leur épée. Ne fut-ce pas plutôt pour les droits du comté de Gloucester que vous avez voulu remettre à messire Hugh ?

Les deux Le Despenser se rapprochèrent l’un de l’autre, comme pour faire front. Lady Le Despenser le Jeune se dressa devant l’échiquier ; elle était la fille du feu comte de Gloucester. Édouard II frappa du pied le dallage. La reine était trop irritante, à la fin, n’ouvrant la bouche que pour lui remontrer ses erreurs et ses fautes de gouvernement[14] !

— Je remets les grands fiefs à qui je veux, Madame, je les remets à qui m’aime et me sert, s’écria Édouard en posant la main sur l’épaule de Hugh le jeune. Sur qui d’autre pourrais-je m’appuyer ? Où sont mes alliés ? Votre frère de France, Madame, qui devrait se conduire comme le mien, puisque, après tout, c’est dans cette espérance que l’on m’a engagé à vous accueillir pour épouse, quel secours me porte-t-il ? Il me requiert de venir lui rendre l’hommage pour l’Aquitaine, voilà tout son appui. Et où m’envoie-t-il sa sommation ? En Guyenne ? Que nenni ! C’est ici, en mon royaume, qu’il me la fait délivrer, comme s’il avait mépris de toutes les coutumes féodales, ou le vouloir de m’offenser. Ne croirait-on pas qu’il se prend aussi pour le suzerain de l’Angleterre ? D’abord je l’ai rendu cet hommage, je ne suis que trop allé le rendre. Une première fois à votre père, quand j’ai manqué de rôtir dans l’incendie de Maubuisson, et puis encore à votre frère Philippe, voici trois ans, quand je suis allé à Amiens. À la fréquence, Madame, où meurent les rois de votre famille, il me faudra bientôt m’installer sur le Continent !

Les seigneurs, évêques et notables du Yorkshire, dans le fond de la pièce, se regardaient entre eux, nullement effrayés mais atterrés de cette colère sans force qui s’égarait si loin de son objet, et leur découvrait, en même temps que les difficultés du royaume, le caractère du roi. Était-ce donc là le souverain qui leur demandait subsides pour son Trésor, auquel ils devaient obéissance en toutes choses, et d’aventurer leur vie quand il les requérait à ses combats ? Lord Mortimer avait eu certes quelques bonnes raisons de se rebeller…

Les conseillers intimes eux-mêmes paraissaient mal à l’aise, bien qu’ils connussent cette habitude du roi, et qui se retrouvait jusque dans sa correspondance, de refaire le compte de tous les ennuis de son règne à chaque nouveau désagrément qui survenait.

Le chancelier Baldock se frottait la pomme d’Adam, machinalement, à l’endroit où s’arrêtait sa robe d’archidiacre. L’évêque d’Exeter, Lord Trésorier, se rongeait l’ongle du pouce, à petits coups de dents, et observait ses voisins d’un regard sournois. Seul Hugh Le Despenser le Jeune, trop frisé, trop paré, trop parfumé pour un homme de trente-trois ans, montrait de la satisfaction. La main du roi posée sur son épaule prouvait à tous son importance et sa puissance.

Le nez bref, la lèvre sinueuse, abaissant et relevant le menton comme un cheval au piaffer, il approuvait chaque déclaration d’Édouard d’un petit raclement de gorge, et son visage semblait dire : « Cette fois la coupe est pleine, nous allons prendre des mesures sévères ! » Il était maigre, long de taille, assez étroit de torse, et avait une mauvaise peau, sujette aux inflammations.

— Messire de Bouville, dit soudain le roi Édouard se retournant contre l’ambassadeur, vous répondrez à Monseigneur de Valois que le mariage qu’il nous a proposé, et dont nous avons apprécié tout l’honneur, décidément ne se fera pas. Nous avons d’autres vues pour notre fils aîné. Ainsi en sera-t-il terminé avec une déplorable coutume qui veut que les rois d’Angleterre prennent leurs épouses en France, sans qu’il leur en vienne jamais aucun bienfait.

Le gros Bouville pâlit sous l’affront et s’inclina. Il adressa à la reine un regard désolé, et sortit.

Première conséquence, et bien imprévue, de l’évasion de Roger Mortimer : le roi d’Angleterre rompait avec les alliances traditionnelles. Il avait voulu, par ce trait, blesser sa femme ; mais il avait blessé en même temps ses demi-frères Norfolk et Kent dont la mère était française. Les deux jeunes gens regardèrent leur cousin Tors-Col, lequel haussa un peu plus l’épaule, d’un mouvement d’indifférence résignée. Le roi venait, sans réflexion, de s’aliéner à jamais le puissant comte de Valois dont chacun savait qu’il gouvernait la France au nom de son neveu Charles le Bel.

Le jeune prince Édouard, toujours près de la fenêtre, immobile et silencieux, observait sa mère, jugeait son père. C’était de son mariage, après tout, qu’il s’agissait, et dans lequel il n’avait mot à dire. Mais si on lui avait demandé ses préférences entre son sang d’Angleterre et celui de France, il eût penché pour ce dernier.

Les trois plus jeunes enfants avaient cessé de jouer ; la reine fit signe aux chambrières qu’on les éloignât.

Puis, très calmement, les yeux dans ceux du roi, elle dit :

— Quand un époux hait son épouse, il est naturel qu’il la tienne pour responsable de tout.

Édouard n’était pas homme à répondre de front.

— Toute ma garde de la Tour enivrée à mort, cria-t-il, le lieutenant envolé avec ce félon, et mon constable malade à périr de la drogue dont on l’a abreuvé ! À moins qu’il ne feigne la maladie, le traître, pour éviter le châtiment qu’il mérite ! Car c’était à lui de veiller à ce que mon prisonnier ne s’échappât ; vous entendez, Winchester ?

Hugh Le Despenser le père, depuis un an comte de Winchester, et qui était responsable de la nomination du constable Seagrave, se courba au passage de l’orage. Il avait l’échine étroite et maigre, avec une voussure en partie naturelle et en partie acquise dans une longue carrière de courtisan. Ses ennemis l’avaient surnommé « la belette ». La cupidité, l’envie, la lâcheté, l’égoïsme, la fourberie, et de plus toutes les délectations que peuvent procurer ces vices, semblaient s’être logés dans les rides de son visage et sous ses paupières rougies. Pourtant il ne manquait pas de courage ; mais il ne se connaissait de sentiments humains qu’envers son fils et quelques rares amis, dont Seagrave, précisément, faisait partie.

— My Lord, prononça-t-il d’une voix calme, je suis certain que Seagrave n’est en rien coupable…

— Il est coupable de négligence et de paresse ; il est coupable de s’être laissé berner ; il est coupable de n’avoir rien deviné du complot qui se montait sous son nez ; il est coupable de malchance peut-être… Je ne pardonne pas la malchance. Bien que Seagrave soit de vos protégés, Winchester, il sera châtié ; on ne dira donc point que je ne tiens pas la balance égale, et que mes faveurs ne vont qu’à vos créatures. Seagrave remplacera le Lord de Wigmore en prison. Ses successeurs, ainsi, veilleront à faire meilleure garde. Voilà, mon fils, comment l’on gouverne ! ajouta le roi en s’arrêtant devant l’héritier du trône.

L’enfant leva les yeux vers lui et les rabaissa aussitôt.

Hugh le jeune, qui savait assez bien faire dévier les colères du roi, renversa la tête en arrière et dit, en regardant les poutres du plafond :

— Celui qui par trop vous nargue, cher Sire, est l’autre félon, cet évêque Orleton qui a tout apprêté de sa main et paraît vous redouter si peu qu’il n’a pas même pris la peine de s’enfuir ou de se cacher.

Édouard regarda Hugh le Jeune avec reconnaissance et admiration. Comment pouvait-on ne pas être ému par la vue de ce profil, par ces belles attitudes que Hugh prenait en parlant, par cette voix haute, bien modulée, et puis cette manière, à la fois tendre et respectueuse, qu’il avait pour dire : « Cher Sire », à la française, comme autrefois le gentil Gaveston que les barons et les évêques avaient tué… Mais à présent Edouard était un homme mûr, averti de la méchanceté des hommes, et qui savait qu’on ne gagnait pas à composer. On ne le séparerait pas de Hugh, et tous ceux qui voudraient s’opposer seraient frappés à tour de rôle, impitoyablement…

— Je vous annonce, mes Lords, que l’évêque Orleton sera traduit devant mon Parlement pour y être jugé et condamné.

Édouard croisa les bras et attendit l’effet de ses paroles. L’archidiacre-chancelier et l’évêque-trésorier, bien qu’ils fussent les pires ennemis d’Orleton, avaient sursauté, par solidarité de gens d’Église.

Henry Tors-Col, homme sage et pondéré qui, pensant au bien du royaume, ne pouvait s’empêcher de rappeler le roi à la raison, fit observer calmement qu’un évêque ne pouvait être traduit que devant une juridiction ecclésiastique constituée par ses pairs.

— Il faut un début à toutes choses, Leicester. La conspiration contre les rois n’est pas, que je sache, enseignée par les saints Évangiles. Puisque Orleton oublie ce qu’il faut rendre à César, César s’en souviendra pour lui. Encore une des grâces que je dois à votre famille, Madame, continua le roi à l’adresse d’Isabelle, puisque c’est votre frère Philippe Le Cinquième qui a fait nommer par son pape français, et contre mon vouloir, cet Adam Orleton à l’évêché de Hereford. Soit ! Il sera le premier prélat à être condamné par la justice royale, et son châtiment sera exemplaire.

— Orleton ne vous était point hostile, naguère, mon cousin, insista Tors-Col, et il n’aurait eu aucune raison de le devenir si vous ne vous étiez pas opposé, ou si l’on ne s’était opposé dans votre Conseil, à ce que le Saint-Père lui donnât la mitre. C’est un homme de grand savoir et d’âme forte. Peut-être pourriez-vous aujourd’hui, justement parce qu’il est coupable, vous le rallier plus facilement par un acte de mansuétude que par une action de justice qui va, entre tous vos embarras, attiser l’hostilité du clergé.

— Mansuétude, clémence ! Chaque fois que l’on me nargue, chaque fois que l’on me provoque, chaque fois que l’on me trahit, vous n’avez que ces mots à la bouche, Leicester ! On m’a conseillé, et j’ai eu grand tort d’écouter les avis, on m’a supplié de gracier Wigmore ! Avouez donc que si j’en avais usé avec lui comme avec votre frère, ce rebelle aujourd’hui ne serait pas en train de courir les chemins.

Tors-Col haussa sa grosse épaule, ferma les yeux, et eut une moue lassée. Combien était irritante, chez Édouard, cette habitude qu’il croyait royale d’appeler ses parents ou ses principaux conseillers par les noms de leurs comtés, et de s’adresser à son cousin germain en lui criant « Leicester », au lieu de dire simplement « mon cousin », comme chacun dans la famille royale le faisait, comme la reine elle-même. Et ce mauvais goût de rappeler, à tout propos, la mort de Thomas de Lancastre, comme s’il en tirait gloire ! Ah ! l’étrange homme et le mauvais roi qui s’imaginait pouvoir décapiter ses proches parents sans s’attirer de ressentiment, qui croyait qu’une embrassade suffisait à effacer un deuil, qui exigeait le dévouement de ceux-là mêmes qu’il avait blessés, et voulait trouver partout fidélité alors qu’il n’était lui-même que cruelle inconséquence !

— Sans doute avez-vous raison, my Lord, dit Tors-Col, et puisque vous régnez depuis seize ans, vous devez savoir ajuster vos actes. Traduisez donc votre évêque devant le Parlement. Je n’y mettrai point d’obstacles.

Et il ajouta entre les dents, pour n’être entendu que du jeune comte de Norfolk :

— Ma tête est de travers, certes, mais je tiens toutefois à la garder où elle se trouve.

— Car c’est me narguer, vous en conviendrez, continuait Édouard en fouettant l’air de la main, que de s’évader en perçant les murs d’une tour que j’ai fait moi-même construire, pour qu’on ne s’en échappe pas.

— Peut-être, Sire mon époux, dit la reine, vous êtes-vous plus occupé quand vous la bâtissiez de la gentillesse des maçons que de la solidité de la pierre.

Le silence tomba d’un coup sur l’assistance. La pointe était brutale et soudaine. Chacun retenait son souffle et regardait, qui avec déférence, qui avec haine, cette femme de formes assez fragiles, droite sur son siège, seule, et qui tenait tête de telle façon. Les lèvres un peu écartées, la bouche entrouverte, elle découvrait ses dents fines, pressées les unes contre les autres, de petites dents carnassières, bien coupantes. Isabelle était visiblement satisfaite du coup qu’elle venait de porter.

Hugh le Jeune était devenu écarlate ; Hugh le père feignait de n’avoir pas entendu.

Édouard allait se venger certainement ; mais de quelle manière ? La riposte tardait à venir. La reine observait les gouttelettes de sueur qui perlaient au front de son mari. Rien ne répugne davantage à une femme que la sueur d’un homme qu’elle a cessé d’aimer.

— Kent, cria le roi, je vous ai fait gardien des Cinque Ports et gouverneur de Douvres. Que gardez-vous en ce moment ? Pourquoi n’êtes-vous pas sur les côtes que vous avez à commander et sur lesquelles notre félon doit chercher à s’embarquer ?

— Sire mon frère, dit le jeune comte de Kent tout éberlué, c’est vous qui m’avez donné ordre de vous accompagner en votre voyage…

— Eh bien, à présent, je vous en donne un autre qui est de rejoindre votre comté, d’en faire battre les bourgs et les campagnes à la recherche du fugitif, et de veiller vous-même à ce qu’on visite tous les bateaux qui seront dans les ports.

— Qu’on mette des espions à bord des bâtiments et qu’on prenne ledit Mortimer, vif ou mort, s’il venait à y monter, dit Hugh le jeune.

— C’est justement conseillé, Gloucester, approuva Edouard. Quant à vous, Stapledon…

L’évêque d’Exeter ôta son pouce de ses dents et murmura :

— My Lord…

— Vous allez à toute hâte regagner Londres ; vous irez à la Tour sous la raison d’y vérifier le Trésor ; vous prendrez la Tour sous votre commandement et surveillance jusqu’à ce qu’un nouveau constable soit nommé. Baldock établira sur l’heure, pour l’un et l’autre, les commissions qui vous feront obéir.

Henry Tors-Col, les yeux vers la fenêtre et l’oreille contre l’épaule, semblait rêver. Il calculait… Il calculait que six jours s’étaient écoulés depuis l’évasion de Mortimer, qu’il en faudrait huit au moins pour que les ordres commencent à entrer en exécution, et qu’à moins d’être un fol, ce qui n’était naturellement pas le cas de Mortimer, celui-ci aurait à coup sûr quitté le royaume[15]. Il se félicitait aussi de s’être solidarisé avec la plupart des évêques et des seigneurs qui, après Boroughbridge, avaient obtenu la vie sauve pour le baron de Wigmore. Car, à présent que celui-ci s’était évadé, l’opposition aux Despensers allait peut-être retrouver le chef qui lui manquait depuis la mort de Thomas de Lancastre, un chef de plus d’efficace, plus habile et plus fort que ne l’avait été Thomas…

Le dos royal ondula ; Édouard pivota sur les talons pour se replacer face à sa femme.

— Eh, si ! Madame ; je vous tiens justement pour responsable. Et d’abord lâchez cette main que vous ne cessez de serrer depuis que je suis entré ! Lâchez la main de Lady Jeanne ! cria Édouard en frappant le sol du pied. C’est fournir caution à un traître que de mettre tant d’ostentation à en garder l’épouse auprès de soi. Ceux qui ont aidé à l’évasion de Mortimer pensaient bien qu’ils avaient l’agrément de la reine… Et puis on ne s’évade pas sans argent ; les trahisons se payent, les murs se percent avec de l’or. De la reine à sa dame de parage, de la dame de parage à l’évêque, de l’évêque au rebelle, le chemin est facile. Il va me falloir vérifier plus étroitement votre cassette.

— Sire mon époux, je crois que ma cassette est assez bien contrôlée, dit Isabelle en désignant Lady Le Despenser.

Hugh le Jeune semblait s’être soudain désintéressé du débat. Enfin la colère du roi se tournait, comme à l’habitude, contre la reine, et Hugh se sentait un peu plus triomphant. Il prit un livre qui se trouvait là et que lady Mortimer lisait à la reine avant l’entrée du comte de Bouville. C’était un recueil des lais de Marie de France ; le signet de soie marquait ce passage :

En Lorraine ni en Bourgogne,

Ni en Anjou ni en Gascogne,

En ce temps ne pouvait trouver

Si bon ni si grand chevalier.

Sous ciel n’était dame ou pucelle,

Qui tant fut noble et tant fut belle

Qui n’en voulut amour avoir…[16]

« La France, toujours la France… Elles ne lisent que ce qui touche à ce pays, se disait Hugh. Et quel est dans leur pensée ce chevalier dont elles rêvent ? Le Mortimer, sans doute… »

— My Lord, je ne surveille pas les aumônes, dit Aliénor Le Despenser.

Le favori releva les yeux et sourit. Il féliciterait sa femme pour ce trait.

— Je vois donc qu’il me faudra aussi renoncer aux aumônes, dit Isabelle. Il ne me restera bientôt plus rien d’une reine, pas même la charité.

— Et il faudra aussi, Madame, pour l’amour que vous me portez et que chacun voit, poursuivit Édouard, vous séparer de Lady Mortimer, car nul ne comprendrait plus dans le royaume qu’elle restât auprès de vous désormais.

Cette fois, la reine pâlit et se tassa un peu sur son siège. Les grandes mains nettes de Lady Jeanne se mirent à trembler.

— Une épouse, Édouard, ne peut être tenue de partager en tout les actes de son époux. J’en suis assez bien l’exemple. Veuillez croire que Lady Mortimer est aussi peu associée aux fautes de son mari que je le suis moi-même à vos péchés, s’il vous arrive d’en commettre !

Mais cette fois, l’attaque ne réussit pas.

— Lady Jeanne se rendra au château de Wigmore, lequel sera désormais sous la surveillance de mon frère Kent, et ceci jusqu’à ce que j’aie résolu ce qu’il me plaira de faire des biens d’un traître dont je ne veux plus que le nom soit prononcé en ma présence… avant la sentence de mort. Je pense, Lady Jeanne, que vous préférerez vous retirer de gré plutôt que de force.

— Allons, dit Isabelle, je vois que l’on me veut tout à fait seule.

— Que parlez-vous de solitude, Madame ! dit Hugh le Jeune de sa belle voix modulée. Ne sommes-nous pas tous vos amis fidèles, étant ceux du roi ? Et madame Aliénor, ma dévouée femme, ne vous est-elle pas de constante compagnie ? C’est un joli livre que vous possédez là, ajouta-t-il en montrant le volume, et finement enluminé ; me ferez-vous la grâce de me le prêter ?

— Mais certes, certes, la reine vous le prête ! dit le roi. N’est-ce pas, Madame, que vous nous faites le plaisir de prêter ce livre à notre ami Gloucester ?

— Bien volontiers, Sire mon époux, bien volontiers. Et je sais, quand il s’agit de notre ami Le Despenser, ce que prêter veut dire. Il y a dix ans que je lui ai prêté ainsi mes perles, et vous voyez qu’il les porte toujours au cou.

Elle ne désarmait pas, mais le cœur lui battait à grands coups dans la poitrine. Elle allait être seule désormais à supporter les quotidiennes blessures. Mais si un jour elle parvenait à se venger, elle n’oublierait rien.

Hugh le Jeune posa le livre sur un coffre et fit un signe d’intelligence à sa femme. Les lais de Marie de France iraient rejoindre le fermail d’or à lions de pierreries, les trois couronnes d’or, les quatre couronnes enrichies de rubis et d’émeraudes, les cent vingt cuillers d’argent, les trente grands plats, les dix hanaps d’or, la garniture de chambre en drap d’or losange, le char pour six chevaux, le linge, les bassins d’argent, les harnais, les ornements de chapelle, toutes ces choses merveilleuses, dons de son père ou de ses proches, qui avaient formé la corbeille de noces de la reine, et qui étaient passées aux mains des amants d’Édouard, à Gaveston d’abord, au Despenser ensuite. Même le grand manteau de drap de Turquie, tout brodé, et qu’elle portait le jour de son mariage, lui avait été enlevé !

— Allons, mes Lords, dit le roi en frappant des mains, qu’on se hâte aux tâches que j’ai données et que chacun veille à son devoir.

C’était l’expression habituelle, une formule encore qu’il croyait royale, par laquelle il marquait la fin de ses Conseils. Il sortit, et chacun à sa suite, et la pièce se dépeupla.

L’ombre commençait à descendre dans le cloître du prieuré de Kirkham et, avec l’ombre, un peu de fraîcheur entrait par les fenêtres. La reine Isabelle et Lady Mortimer n’osaient prononcer un mot, de peur de se mettre à pleurer. Seraient-elles jamais à nouveau réunies, et quel sort, à chacune, était-il promis ?

Le jeune prince Édouard, les yeux baissés, vint se placer silencieusement derrière sa mère, comme s’il voulait remplacer l’amitié qu’on arrachait à la reine.

Lady Le Despenser s’approcha pour prendre le livre qui avait plu à son mari, un beau livre, dont la reliure de velours était rehaussée de pierreries. Il y avait longtemps que l’ouvrage excitait sa convoitise. Comme elle allait s’en saisir, le jeune prince Édouard y abattit la main.

— Ah, non ! mauvaise femme, dit-il, vous n’aurez pas tout !

La reine écarta la main du prince, prit le livre et le tendit à son ennemie. Puis elle se retourna vers son fils avec un furtif sourire qui découvrit à nouveau ses dents de petit carnassier. Un enfant de onze ans ne pouvait être encore de grand secours ; mais, tout de même, il s’agissait du prince héritier.

 

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